Cartier aime à se présenter avant toute chose comme un joaillier. C’est effectivement dans la pierre précieuse que la maison s’est historiquement illustrée. « Cartier, joaillier des rois, roi des joailliers », a-t-on coutume de dire. Il y a toutefois une autre antienne que l’on a entendu à propos de la maison : « L’art est dans Cartier », jouant très habilement avec les deuxième, troisième et quatrième lettres de son nom. Pourquoi est-ce si habile ? Parce que l’art, que l’on soit en gravure, peinture, sculpture, c’est avant tout la maitrise de la forme et de la perspective.
À ce registre, en horlogerie, aucune maison ne put atteindre le degré d’expertise de Cartier.
SCULPTEUR DE FORMES
Cartier s’est toujours illustrée suivant un crédo bien connu des architectes : la forme dans la forme. En d’autres termes, la capacité de concilier avec le plus bel équilibre un rond, un carré, un rectangle, par exemple, au sein d’une seule et unique composition cohérente.
Bien peu de marques horlogères prennent ce parti. Que l’on y songe par la seule observation : plus de 90% des montres dans le monde sont rondes. Certains argumenteront en faveur du cercle en valorisant sa perfection, sa rondeur, sa capacité à se fondre au poignet d’hommes comme de femmes. Ce sera juste. Les plus techniques ajouteront que la montre est ronde car son composant de base, la roue, est ronde. Ce sera tout aussi juste. D’autres n’y verront qu’une créativité bridée, la fermeture d’un champ des possibles qui ne demandait qu’à être exploré. Cartier incarne cette dernière position : la montre ronde, chez Cartier, c’est l’exception, pas la règle. Cartier est, avant tout, un sculpteur de forme, sans limite de style ni convention.
PROVOCANTS PATRONYMES
Cette vision créative va s’accompagner de noms de collections qui vont jouer la plus grande provocation. Que l’on y songe : en 1917, en pleine Première Guerre mondiale, appeler sa montre « Tank » est d’une audace particulière ! Ce garde-temps au nom frondeur allait devenir un cas d’école, une manière de pense chez Cartier. La Tank fut suivie de la Crash, de la Baignoire, de la Clé, de Panthère, etc. : que des noms hors normes pour des pièces qui ne l’étaient pas moins.
La grande force de Cartier est d’avoir très rapidement su s’imposer en dehors des conventions. S’il est difficile de sortir des sentiers battus lorsqu’on les a toujours suivis, voire tracés, Cartier s’est de suite frayée sa propre route. La Santos, par exemple, est née en 1904. Elle n’est pas ronde mais carrée – une hérésie alors que la montre de poignet ne s’était même pas encore généralisée ! Elle le sera avec les tranchées de la guerre de 1914. Ensuite, elle se projette dans le domaine de l’aviation, à l’honneur d’Alberto Santos Dumont, ami de Louis Cartier. Là encore, une initiative audacieuse : non seulement l’aviation n’était qu’à l’état embryonnaire en 1904 mais, de surcroît, créer un modèle unique n’avait déjà aucun sens commercial ! Pourtant, dans le siècle suivant, la Santos de Cartier a connu un incommensurable succès. Comme la Tank (américaine, française, cintrée), la Santos s’est développée en une myriade de versions (Santos, Santos-Dumont, Santos 100).
MÉMOIRE DE FORME
Dans la mémoire collective, Cartier a donc su imposer ses formes par ses noms. C’est un cas unique en horlogerie. Sa montre ovale se nomme tout simplement « Baignoire », celle qui semble avoir été victime d’un accident sera la « Crash ». Celle qui sera ronde sera « Ballon » quand le rectangle délicatement arrondi s’appellera « Tortue ».
Toutefois, la Tank est un cas bien particulier. Elle est née en 1917. Louis Cartier n’avait pas pu être mobilisé durant la guerre et nourrissait une certaine amertume envers ce qu’il estimait être une injustice, un devoir civique dont il se trouvait empêché – notamment envers ses frères qui, eux, étaient au front. C’est en voyant la une d’un quotidien, montrant un char français surgissant au-dessus d’une ligne, que celle de la Tank s’imposa à Louis Cartier. Il n’y avait pas, en ce temps, de photos. C’est donc l’illustration du dessinateur du quotidien qui interpella Louis Cartier. En voyant le tank du dessus, ses larges chenilles venant encadré son châssis rectangulaire très droit, Cartier eu l’idée de créer une boite rectangulaire largement encadrer de deux droites lignes. L’idée était audacieuse, elle allait à contre-courant des doux galbes hérités des montres de poche. Pourtant, comme les autres, la Tank allait connaître le succès.
C’EST EN VOYANT LA UNE D’UN QUOTIDIEN, MONTRANT UN CHAR FRANÇAIS SURGISSANT AU-DESSUS D’UNE LIGNE, QUE LA FORME DE LA TANK S’IMPOSA À LOUIS CARTIER.
GÉNÉALOGIE SUIVIE
Il serait trop long de détailler l’histoire de tous les modèles de Cartier qui, d’atypiques voire incongrus, se sont finalement imposés comme des succès. Toutefois, certains points doivent être soulignés. D’abord, le fait que les montres de forme Cartier sont très peu copiées. La force de la maison est d’imprimer une telle griffe Cartier à chacun de ses modèles qu’il est presque impossible d’en extraire l’essence... sans faire du Cartier. Singer une Drive ou une Tank est un contresens tant commercial que créatif.
Ensuite, la plupart de ces modèles ont survécu aux décennies – notamment à la crise du quartz. Ils offrent la souplesse de style nécessaire et suffisante pour épouser les contours de leurs temps. La si particulière Crash en est le meilleur exemple. Cet improbable garde-temps qu’aucun designer conventionnel n’aurait endossé est revenu sur le devant de la scène il y a trois ans. Non seulement la pièce s’est écoulée en un temps record mais elle fut également traduite en version squelette avec la même aisance que son aînée. Dernier pied de nez aux conventions marketing, la pièce a été basculée de l’univers féminin à masculin ! Au final, d’une petite pièce féminine dessinée en 1967, la Crash de Cartier s’est muée en garde-temps squelette, masculin du XXIe siècle, avec le même succès dans les deux cas !
EN PLUS
UN HOMME SOUS INFLUENCES CRÉATIVES
La curiosité des frères Cartier est grande : Louis et Pierre soutiennent le cercle de l’Union Artistique quand leur père s’engage dans le cercle Artistique & Littéraire. Les deux frères sont aussi membres de l’Aéro- Club de France (AéCF), où scientifiques, industriels et sportifs se croisent. Au fil d’échanges souvent informels sont évoquées les avancées techniques qui donneront les objets de demain et influenceront durablement Cartier. Beaucoup l’ignorent mais Louis Cartier est notamment l’auteur de plans d’aviations – un plaisir personnel qui eut certainement un impact sur ses créations horlogères. La rue de la Paix où Cartier s’installe en 1899 eut également un rôle dans le design maison. la Belle époque, Louis Cartier se détourne volontairement de l’Art Nouveau qui y était alors en vogue et s’engage dans une nouvelle voie. Le découpage géométrique de la ville modifie sa vision. La combinaison de tracés rectangulaires ou rayonnants a sans doute eu une influence sur l’esthétique des montres et des pendules créées dans ces années.
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