Des hauts et des bas. Voilà le Space Mountain horloger avec lequel ses entrepreneurs doivent composer. Que l’on y songe : âge d’or dans les années 1950 et 1960, crise du quartz dans les années 1970 et 1980, renaissance entre 1990 et 2008, nouvelle crise horlogère de 2008 à 2018. Il y aurait de quoi désarmer plus d’un investisseur. Les crises horlogères sont non seulement systémiques mais à des intervalles de plus en plus rapprochés !
Fort heureusement, toutes les marques horlogères ne sont pas le fruit d’investisseurs mais, parfois, d’horlogers. Des passionnés, des hommes d’établis, de ceux dont le cerveau n’est qu’un enchevêtrement de rouages et de complications. Ils fondent leur marque, y mettent leurs tripes et... advienne que pourra.
GREUBEL FORSEY
« PERSONNE N’AVAIT BESOIN DE NOUS »
Un grand nombre de ces maisons indépendantes a vu le jour au tournant du millénaire. « Nous avons eu dès le départ une bonne dose de chance », reconnaît ainsi Stephen Forsey, co-fondateur de la manufacture Greubel Forsey. « Nous sommes arrivés au début des années 2000, à un moment où les collectionneurs recherchaient quelque chose de différent. Je ne sais pas ce qui se serait passé si l'on était arrivé en 2008, en pleine crise. Il faudrait poser la question à un économiste ! ».
Pourtant, force est de constater que la manufacture prenait de grands risques. Une production ultra condentielle (quelques dizaines de pièces par an), des complications très techniques, des prix proprement astronomiques, compris pour la plupart entre 150 000 et 400 000 euros. Pourquoi avoir cru en ce modèle dès le début ? « Si l’on s’était demandé si le marché avait besoin de nous, la réponse aurait clairement été non ! », s’amuse aujourd’hui Stephen Forsey. Pourtant, à l’encontre de n’importe quel business plan qui aurait enterré le projet avant même qu’il ne voit le jour, la manufacture Greubel Forsey a trouvé son public et raflé un grand nombre de prix.
Pourquoi ce succès ?
Question ouverte, réponses multiples. Il en est une qui est toutefois commune à la plupart de ces nouveaux maîtres du temps : une offre disruptive, radicalement différente des poncifs. Les années 1990 ont été marquées par un retour à l’horlogerie mécanique traditionnelle. À l’aube des années 2000, les collectionneurs ont eu besoin de franchir un cap. Les manufactures séculaires étant revenues en grâce, il fallait les exciter (et leur portefeuille aussi) avec de nouveaux jouets pour adultes. Des objets d’un luxe sans limite, d’une créativité hors des sentiers battus, sanctionnés de prix qu’ils n’avaient osé imaginer.
"Nous avons eu dès le départ une bonne dose de chance"
Trois questions à Stephen Forsey
Pourquoi avez-vous créé Greubel Forsey ?
Lorsque nous nous sommes associés, Robert Greubel et moi, il y a 20 ans, nous partagions la même vision de l’horlogerie mécanique du 21ème siècle : repousser les limites, explorer de nouvelles architectures, faire revivre l’excellence du fait main. Notre première invention Fondamentale, le Double Tourbillon 30°, s’avéra trop novatrice et en avance sur son temps pour les marques auxquelles nous la proposions. Nous avons donc décidé de créer la signature Greubel Forsey, en 2004. Depuis 15 ans, nous avons développé 25 calibres originaux et déposé des brevets pour sept inventions fondamentales.
Comment voyez-vous l’avenir de l’horlogerie indépendante ?
L’attrait d’un horloger indépendant réside dans le fait que vous n’achetez pas simplement un produit mais une création provenant de l’âme de son créateur. Il est intéressant de les transmettre de génération en génération, d’être motivé par un esprit de création, des compétences artisanales et une forte tradition. Grâce à Internet, le collectionneur comprend toujours mieux et plus vite l’excellence du savoir-faire. Cela les pousse vers l’authenticité et l’expertise. Aujourd’hui, les horlogers indépendants restent incontournables lorsqu’il s’agit de renouvellement de l’horlogerie mécanique.
Quels sont les domaines sur lesquels vous travaillez actuellement ?
« Mechanical Nano ». Plusieurs brevets ont déjà été déposés et cela représente plus qu’une invention. Ce projet nous permettra de révolutionner l’horlogerie mécanique. L’objectif est d’apporter une révolution fondamentale en se confrontant aux deux problèmes majeurs que rencontrent les horlogers : l’énergie et l’espace disponible. « Mechanical Nano » nous permet de libérer plus d’énergie et d’espace, nous faisant évoluer dans l’univers de l’infiniment petit. Ce concept engendrera de nombreuses inventions. Certaines ont déjà atteint le rang de « prototype fonctionnel ». Indépendamment de cela, la bienfacture reste incontournable pour nous. Un garde-temps Greubel Forsey demande jusqu’à quatre mois et demi de finitions. Seule une réalisation faite par la main de l’homme peut y parvenir, on parlera alors de « l’intelligence de la main ». Il faut une parfaite osmose entre l’esprit, les sens et la dextérité pour parvenir à une telle perfection.
HYT
HYT, LES PIEDS DANS LE PLAT (ET DANS L'EAU)
Le cas de HYT est différent. En 2012, la marque est une coquille vide. À peine une start-up. Elle est l’une des premières à jouer à plein la carte des réseaux sociaux. On y entrevoit des montres, des liquides – un secret bien gardé que la marque préservera jusqu’au salon mondial de l’horlogerie, Baselworld, la même année. Les spéculations vont bon train : jamais on ne pourra allier liquide et mécanique. Les deux sont antinomiques puisque tout liquide corrode les fragiles rouages d’une montre dont l’objectif est, à l’inverse, d’être la plus étanche possible.
Pourtant, HYT l’a fait. La marque est la première à indiquer l’heure au moyen d’un fluide se déplaçant au fil d’un capillaire translucide. Ce n’est pas une évolution, c’est une révolution. Là encore, les premières pièces tutoient les 100 000 euros mais le succès est au rendez-vous. La R&D est telle qu’aujourd’hui encore, HYT est la seule au monde à maîtriser cette technologie horlo-fluidique.
Trois questions à Gregory Dourde
Pourquoi avez-vous créé HYT ?
Les travaux de l’horlogerie ce dernier siècle se sont concentrés sur des principes inventés il y a plus d’un siècle : réguler et mesurer avec précision le temps, mais aussi ajouter des fonctions (GMT, répétition minutes, phases de Lune, etc). Nous nous sommes posé la question de la représentation du temps. L’horlogerie mécanique a fait naître les aiguilles pour pointer des chiffres, représentant les heures, puis les minutes. Mais cette représentation n’est pas intuitive, preuve en est l’effort fait par les enfants lors de son apprentissage à l’école. Nous avons développé un affichage intuitif qui permet à son utilisateur de ressaisir l’essence du temps, de voir son écoulement, se situer visuellement dans une journée, une nuit... Aérospatiale, medtech, semi-conducteurs sont nos sources d’inspirations. Nous avons développé un mouvement mécanique qui régule le temps et apporte l’énergie pour déplacer deux liquides immiscibles dans un capillaire en verre. Le liquide coloré représente votre passé et le transparent votre futur. À la frontière des deux liquides, le présent, l’heure qu’il est. Vous voyez littéralement l’écoulement du temps, comme une rivière, sans repos, irréversible. 4 000 ans après l’invention des premiers instruments des clepsydres, qui utilisaient des liquides, nous pouvons enfin exploiter cette matière unique, difficile à dompter, indispensable à la vie et qui rend possible des expériences nouvelles pour nos clients.
Comment voyez-vous l’avenir de l’horlogerie indépendante ?
Elle est aujourd’hui une source majeure de créativité et de création. Le projet HYT n’aurait pas pu éclore dans un grand groupe. Nous voyons donc le présent et l’avenir remplis d’extraordinaires opportunités à saisir, sur l’innovation et la culture de la prise de risques car nous n’allons pas répliquer ce qui a déjà été fait. D’un autre côté, les challenges sont nombreux, en particulier sur la communication et la distribution. Se faire une place au milieu de marques ayant une puissance des budgets importants n’est pas une mince affaire. Cela peut se faire grâce à des détaillants aussi pionniers et passionnés que nous, comme Doux, qui offrent une vitrine et une tribune à notre marque, nos produits. Je n’oublierai pas non plus les historiens et enseignants spécialisés, qui doivent préparer les nouvelles générations à se sentir à l’aise en dehors de leur zone de confort ! Cet écosystème est fragile mais il est aujourd’hui le plus porteur de renouvellement, d’entrepreneuriat, de prise de risques et de créativité.
- Quels sont les domaines sur lesquels vous travaillez actuellement ?
Notre projet se situe à l’intersection des arts, de la philosophie et des sciences. Donner un sens au temps, nous questionner sur ce qui fait sa préciosité, c’est transformer son existence. Nous tentons de le provoquer chez nos clients avec des beaux objets, développés dans un langage de design et d’esthétique propre à HYT, qui vont permettre de vivre des nouvelles expériences et émotions.
BOVET
RETOUR VERS LE FUTUR
Doit-on aller si loin pour trouver sa clientèle ? Pas nécessairement. Il faut parfois simplement explorer son passé et le raviver. C’est la démarche entreprise par Pascal Raffy. L’homme a acquis une fortune personnelle dans le domaine pharmaceutique. A peine âgé de 40 ans, il décide d’investir dans une marque totalement oubliée : Bovet.
La manufacture était pourtant, au milieu du XIXe, l’une des plus importantes maisons de réalisation de montres de poche. Son marché de prédilection : la Chine. Bovet a ainsi posé les bases du commerce international en horlogerie. La marque a progressivement disparu avec l’avénement de la montre de poignet mais son nom existait toujours, ainsi que son château originel où elle fut sise.
En 2001, Pascal Raffy devient propriétaire unique de Bovet. Il rachète par la même occasion son appareil de production (la manufacture Dimier 1738). La même année, il relance une activité sur laquelle personne n’aurait parié : la réalisation de montres de poche, pendules de table et montres bracelet à bélière (avec attache à midi). Les complications sont traditionnelles (tourbillon, GMT, phase de Lune, etc.) mais entièrement revues, 100% manufacture et haussées à un niveau d’excellence et de finition rarement atteints.
Pascal Raffy remporte la mise, non seulement par la qualité de sa collection mais aussi parce qu’il était le seul – et le reste aujourd’hui – à réaliser en interne ce type de garde-temps très traditionnels et de très haute facture.
Trois questions à Pascal Raffy
- Pourquoi avez-vous créé Bovet ?
J’ai acquis la Maison Bovet en 2001 laquelle fut fondée en 1822 par les frères Bovet. C’est bien l’extraordinaire patrimoine historique de la Maison Bovet et la maîtrise absolue des arts horlogers exprimée par ses garde-temps qui m’ont immédiatement séduit.
Éduqué à la belle horlogerie par mon grand-père alors que j’étais enfant, j’ai commencé à constituer ma propre collection dès que mes revenus me l’ont permis.
Après m’être retiré quelques années de l’univers pharmaceutique dans lequel j’évoluais afin de me consacrer à mes enfants, il m’a été proposé d’investir dans l’horlogerie. Et quand le nom de Bovet m’a été annoncé, le collectionneur passionné que je suis n’a pu résister à endosser la responsabilité de porter le destin de la Maison en pérennisant des savoir-faire à nul autre pareils et des valeurs inchangèes depuis près de deux siècles et en parfaite adéquation avec celles qui m’ont été éduquées.
- Comment voyez-vous l’avenir de l’horlogerie indépendante ?
La mondialisation et la frénésie économique post 1990 ont démontré leurs limites. L’uniformisation et l’industrialisation ont fini par lasser des collectionneurs, aujourd’hui en quête d’authenticité et de légitimité.
La Haute Horlogerie indépendante que nous défendons offre ces garanties, et son caractère artisanal nous permet d’atteindre l’excellence technique et la dimension artistique qui déffinissent nos garde-temps.
L’horlogerie indépendante a donc de belles heures devant elle avec la responsabilité induite d’incarner les valeurs de la Haute Horlogerie et de pérenniser les savoir-faire innombrables qui la nourrissent.
- Quels sont les domaines sur lesquels vous travaillez actuellement ?
En ce qui concerne la stratégie de notre Maison, l’évolution permanente de la situation économique et géopolitique mondiale nous conduit à anticiper les besoins et les spécificités de chaque territoire. Il est donc primordial de penser et d’adapter sans cesse son réseau de distribution qui se doit d’accompagner l’évolution de notre temps et... de nos garde-temps.
Quant à ces derniers, les collections que nous présenterons au SIHH 2020 sont actuellement à leur dernière phase de prototypie et c’est, d’ores et déjà, sur les années futures que nous travaillons. Nous célébrerons notre bicentenaire en 2022 et les belles surprises que nous réservons à nos collectionneurs sont déja l’objet de notre entière attention.
DE GRISOGONO
L’HOMME AU DIAMANT NOIR
Dernier parcours d’un nouveau maître du temps, et non des moindres : Fawaz Gruosi à la fondation de De Grisogono. Il est l’homme derrière De Grisogono, maison joaillière proche de Chopard. Proche, voire très proche : non seulement Chopard détenait depuis 2002 49% du capital de De Grisogono mais Fawaz Gruosi ètait marié jusqu’en 2007 à Caroline Scheufele, co-présidente de Chopard et en charge de toute sa branche joaillière.
Le divorce du couple a également sonné celui des deux entreprises. Chopard et De Grisogono sont redevenues totalement indépendantes l’une de l’autre. Fawaz Gruosi a saisi l’opportunité de redevenir 100% autonome pour frapper un grand coup : il est celui qui a fait plonger l’horlogerie et la joaillerie dans le diamant noir. Autrefois réputé de moindre qualité que son équivalent à la transparence parfaite, le diamant noir est progressivement devenu un « must have », par la seule force de De Grisogono.
Ce coup de maître a apporté à la Maison la notoriété (et les moyens) pour bâtir une offre horlo-joaillière solide, cohérente, différente. Les boîtiers sont forts, jamais ronds pour les hommes, très richement sertis pour les femmes – voire luminescents pour se voir dans la nuit des dance floors ! Excentrique ? Peut-être. Dans l’immédiat, De Grisogono, à grand renfort de soirées légendaires où il pleut autant de champagne que de jeunes mannequins et de diamants, s’est taillée la part du lion dans le cœur des jet-setters.
Trois questions à Céline Assimon
Quels sont les domaines sur lesquels vous travaillez actuellement ?
Le savoir-faire de De Grisogono réside dans le design de montres horlogères-joaillières, principalement pour des modèles féminins. Nous continuons à créer de nouvelles silhouettes horlogères pour offrir aux femmes des montres- joaillières surprenantes et féminines comme la Grappoli, par exemple, qui est composée de grappes, dit briolettes de pierres précieuses.
Sertie selon la technique du serti aléatoire ou serti « neige », son pavage est composé de diamants, de rubis, de saphirs ou encore d’émeraudes (et d’autres compositions uniques aux couleurs de l’arc-en-ciel) de différentes tailles soigneusement sélectionnées selon leur teinte et leur forme pour créer une composition harmonieuse et généreuse. Les effets de nuances et de contrastes sont induits par le travail réalisé à travers les volumes de la pièce. Acidulés et éblouissantes, les pierres choisies par nos soins illuminent cette création, devenue une signature de la Maison.
Quelle est la philosophie de la Maison ?
Passé maître en matière d’objets d’exception, notre Maison révèle chaque année des compositions exceptionnelles dont la créativité et l’exubérance ne cessent de surprendre.Alliance subtile de notre savoir-faire horloger et de notre signature de Haute Joaillerie, ces bijoux font la part belle aux pierres d’exception, dont la taille et la couleur sont sublimées par des techniques de sertissage de haut vol.
Fidèle à sa devise de créativité audacieuse, notre Maison excelle dans l’art d’élever ses créations artistiques Haute Joaillerie au rang de pièces uniques, comme dans la Haute Couture.
Comment voyez-vous l’avenir de l’horlogerie indépendante ?
L’horlogerie indépendante est à l’origine des plus belles pièces de l’art horloger, dont les finitions sont incomparables. La notion de liberté créative caractérise cette industrie qui ne cesse d’innover en terme de complications ou de design. Son avenir semble certain du fait que les collectionneurs avisés se font de plus en plus nombreux et demandeurs de pièces rares ou exclusives. Notre Maison partage cette passion du bel objet et a toujours été soucieuse de développer des pièces techniques à l’esthétique affirmée, en s’éloignant volontairement des cadences parfois frénétiques de l’horlogerie des grands groupes.
Pour De Grisogono, l’horlogerie indépendante est plus que jamais synonyme de garde-temps audacieux et féminins. L’originalité de nos designs se décline sur des pièces contemporaines et élégantes, où tout notre savoir-faire joaillier peut se déployer.